Elle travaille pour un grand groupe pétrolier. Responsable réglementaire, risques et environnement, d’un site de stockage de carburants.
Ces fameux dépôts, qui, quand ils sont bloqués par des manifestants, deviennent le centre de l’attention d’une population plongée dans le désarroi. Bien sûr que les hydrocarbures contribuent affreusement au changement climatique. Bien sûr qu’il faut sortir du pétrole. Bien sur. Mais qui, dans la population occidentale actuelle, ou même dans le monde, qui? Qui se passe aujourd’hui totalement de carburant?
Alors oui, elle travaille pour un grand groupe pétrolier. Et oui, elle s’estime écolo. Et elle n’est pas sure que ce soit compatible. Mais elle n’est pas sure non plus que ce soit vraiment incompatible…
Son job
Elle est ingénieur risques et environnement. Pour faire court, elle travaille en réglementaire et en travaux. Elle s’occupe de la conformité du site de stockage avec toutes les réglementations existantes, en particulier environnementales. Les dossiers réglementaires à mettre à jour régulièrement. Et bien sûr et surtout, les actions à mettre en œuvre sur site.
Le site sur lequel elle travaille est surveillé comme le lait sur le feu par les instances de l’état, ses interlocuteurs réguliers. Compte tenu de la taille et de la visibilité de son groupe, de la taille du site, du danger qu’il peut représenter s’il y a le moindre souci, évidemment qu’ils se doivent d’être, au moins localement, exemplaires.
Et elle est régulièrement prise en étau entre les injonctions réglementaires d’une part, et les objectifs internes de l’entreprise d’autre part, dont l’objectif premier, comme toute bonne entreprise, est de générer des profits. Son cœur balance : son salaire et son emploi dépendent de la bonne marche de l’entreprise. Et ses convictions la poussent à une conformité sans faille avec les règles en place, parfois même au-delà des exigences de la réglementation. Mais son poste même, responsable environnement, fait qu’elle penche pour la réglementation. Car dans les faits, elle ne s’inquiète pas vraiment pour son poste, ni pour son salaire, vu la santé florissante, et sans doute pour quelques temps encore, de son entreprise.
Toujours prise entre deux feux
En interne dans son job
Elle se fait charrier régulièrement en interne. Elle en a entendu au fil des années : l’empêcheuse de tourner en rond, la chieuse de service, la madame pointilleuse, la représentante de la loi environnementale, la forceuse de dépenses inutiles. Heureusement qu’elle a sa petite équipe de convaincus autour d’elle. Le chef du site la soutient aussi, la majorité du temps. Heureusement et logiquement, puisque la réputation et le professionnalisme du responsable de site dépendent bien sûr de son bon fonctionnement, et donc, quand même aussi, de sa conformité réglementaire, y compris environnementale.
Là où c’est parfois difficile pour elle, c’est de le convaincre, lui et les autres responsables, d’anticiper ou d’aller parfois au-delà de la réglementation existante. Elle doit trop souvent à son goût avaler des couleuvres sur le « a minima » de certaines mesures prises. Et savoure les quelques victoires qu’elle a obtenues.
Son site a une collaboration avec la ligue de protection des oiseaux : leur grand bassin de stockage et dépollution d’eaux pluviales , traité en paysager, est devenu un point de passage d’oiseaux migrateurs. Elle a traité toutes les non conformités, peu nombreuses, dans les temps impartis. Bref, son site est « un bon élève », et cela, grâce à elle et son équipe. Alors oui, elle a l’impression d’être utile, et en est fière.
La comparaison aux voisins
Toutes ces réglementations qu’elle fait appliquer, c’est parce que son entreprise est grosse, et au-dessus des seuils d’application. Que dire des autres professionnels? De tous ceux qui eux, ne sont pas soumis aux mêmes réglementations. Les petits, les entreprises qui passent juste sous le seuil d’application des réglementations contraignantes.
Dans la zone d’activités où se situe son dépôt, elle en voit des irrégularités et des horreurs. Des artisans qui ont pourtant pignon sur rue, dont les employés moins avertis vident quelques seaux de produits pas franchement recommandables dans le ruisseau derrière leurs bâtiments, parce que c’est plus court que d’aller jusque dans l’entrepôt. Des lavages de camion en urgence en dehors des zones dédiées, qui elles, sont équipées pour traiter les eaux sales… Les eaux sales se déversent alors directement dans le milieu naturel, toujours ce petit ruisseau qui passe au milieu de la zone. Des tris de déchets approximatifs, avec les bennes « tout venant » qui débordent de déchets recyclables. Et tout cela passe sous le pouvoir d’action de la réglementation.
En externe par les personnes bien pensantes
Et elle se fait tacler en externe. Bien qu’ayant un mode de vie plutôt exemplaire, les « écolos » qu’elle côtoie la bousculent inévitablement sur sa profession. « Comment oses-tu te dire écolo ET travailler pour un pétrolier? ». « T’as pas honte de faire ton job et de filer une caution environnementale à ces pollueurs? ». Comment leur dire qu’elle fait son maximum pour faire bouger les choses de l’intérieur? Que non, elle n’a pas honte. Elle contribue à rendre le site le plus exemplaire possible, et apporte sa pierre à l’édifice, à son échelle, à sa mesure. Et que ce serait bien pire si elle laissait son poste à un pur réglementaire, ou à un « pétrolier pur jus », et non pas à l’environnementaliste qu’elle est.
Il y a plus de vingt ans, en début de carrière, elle ne s’est pas posé de questions. Elle était formée en environnement, et donc en réglementaire. Elle a fait son stage, elle a plu, elle a été recrutée. L’objectif après son diplôme était de trouver un poste, pas « un poste compatible avec absolument toutes ses convictions personnelles ». De pouvoir gagner un salaire en exploitant ses compétences, de pouvoir se regarder dans la glace le matin. Elle ne vend pas de drogue à la sortie des collèges pour gagner sa vie quand même!! Récemment, inévitablement, elle s’en pose, des questions.

Les questions qu’elle se pose
Le buzz autour des diplômés déserteurs…
Le buzz des années passées autour des remises de diplôme de grandes écoles, où des élèves « quittent le navire », après avoir bénéficié de trois à cinq ans de formation, parfois payées par l’état, la font réfléchir. Aurait-elle dû faire la même chose il y a bien longtemps maintenant? Refuser les grands groupes, et les postes à responsabilité? Et pour caricaturer, sortir du système, aller vivre dans une ZAD ou être autonome en élevant ses poules et en fabriquant son pain et ses yaourts (d’ailleurs… c’est ce qu’elle fait!!), tout en touchant les minima sociaux?
Changer de travail?
Sans aller jusque là, elle a déjà réfléchi à changer de travail, et à trouver un poste « plus en accord avec ses convictions ». Ses compétences sont ciblées sur le réglementaire de gros sites industriels. Elle pourrait donc facilement travailler pour les agro-industries, pour des usines métallurgiques ou chimiques, et après des formations complémentaires, pour le nucléaire. En a-t-elle envie? Sincèrement, non! Et de toute façon, d’un point de vue convictions, ça serait quitter la peste pour le choléra… Si elle doit changer, ce sera radicalement. Mais elle a aujourd’hui un job qu’elle maîtrise, un salaire confortable, un mode de vie choisi et installé depuis longtemps, et accessoirement, un conjoint, des enfants, un prêt sur le dos…
Et si elle se devait de changer, elle ne serait pas seule alors! L’immense majorité des personnes qu’elle croise, en asso, à l’école, en soirée, voudraient que la planète se porte mieux, et n’ont pas pour autant des jobs compatibles avec cet objectif : tous ceux qui travaillent dans la grande distribution, les éleveurs industriels conventionnels, les transporteurs poids lourds, les concessionnaires automobiles, l’industrie du luxe, toutes les enseignes et donc leurs employés qui contribuent à la consommation de masse, à l’utilisation d’énergies fossiles ou polluantes…
Faire bouger le système de l’intérieur?
Elle a aussi lu que certains de ces fameux élèves qui prennent position pendant leurs études ou lors de leur remise de diplôme, mettent au contraire leur énergie et leurs convictions à faire évoluer le système de l’intérieur. En insufflant de nouvelles idées au cœur des instances dirigeantes. Le plus dur étant de ne pas se renier et de garder le cap de ses convictions, d’après les retours qu’elle a pu lire ici ou là de jeunes recrutés.
Finalement, c’est en eux qu’elle se reconnaît le mieux. Même si elle n’est pas au niveau des instances dirigeantes, depuis plus de vingt ans, à son échelle en local, elle lutte de façon opiniâtre pour faire évoluer les mentalités sur son site de travail. Au cœur de son poste, en convaincant et œuvrant pour que le site soit exemplaire et au-delà des exigences réglementaires.
Lors d’actions annexes également, lorsqu’elle a instauré le recyclage du papier et des déchets des salles café, lorsqu’elle a eu l’autorisation d’installer un composteur, lorsqu’elle a réussi à insuffler l’idée d’une gestion différenciée et propice à la biodiversité des larges espaces verts du site, lorsqu’elle a obtenu l’installation d’un abri vélo sécurisé. Une goutte d’eau dans l’océan, bien sûr, et pas à l’échelle des enjeux de réchauffement et pollution liés aux hydrocarbures. Et elle sait que ce type d’actions mineures est repris en mode « greenwashing » ici ou là.
Elle se fait aussi parfois l’impression d’être une « inflitrée », auprès de ses collègues. Lorsqu’elle vante le végétarisme le midi à la cantine, lorsqu’elle leur propose un défi vélo. Dernièrement, elle a proposé de monter une équipe pour le jeu « Ma Petite Planète », ils étaient huit à participer, une toute petite victoire mais victoire quand même…
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